Date
Mai 2025

The Effects of Moral Intensity and Moral Disengagement on Rule Violations


Sous-titre
Occupational Safety in UK‑based Construction Work During the Covid‑19 Pandemic
auteur
Auteur(s) :
auteurs

Claire Mann, Sharon Clarke & Sheena Johnson

référence
Référence :
référence

Mann, C., Clarke, S. & Johnson, S. (2025). The Effects of Moral Intensity and Moral Disengagement on Rule Violations: Occupational Safety in UK-based Construction Work During the COVID-19 Pandemic. J Bus Ethics, 198

Notre avis

stars
4
avis

Respecter ou non les règles en matière de sécurité peut être vu comme une décision éthique, dans la mesure où cette décision peut occasionner des dommages, notamment à d’autres personnes. Alors que les enjeux éthiques des politiques et pratiques de sécurité des entreprises sont fréquemment soulignés, c’est moins souvent le cas pour les décisions des employés. Approcher les violations ou contournements sous l’angle éthique est d’autant plus intéressant que les situations de décision sont complexes. En particulier, les employés peuvent être confrontés à des conflits entre des règles qui se contredisent. Comment réalisent-ils ces arbitrages qui ont des enjeux moraux ? Comment l’entreprise intervient-elle (ou non) dans ces arbitrages ? La pandémie de Covid-19 dans le secteur de la construction a offert une opportunité de mettre en lumière l’importance du phénomène de « désengagement moral » en étudiant les tactiques utilisées par les employés pour se dégager des obligations morales associées aux règles et justifier les violations.

Comment les employés justifient les violations de règles 

Présentation

La recherche a été menée en 2021 et 2022, au Royaume-Uni, pendant la pandémie de Covid-19. Pendant cette période, la plupart des employés du bâtiment, ne pouvant travailler à distance, ont été soumis à des règles sanitaires sur les sites de travail. Ces règles concernaient notamment le port de masques et l’obligation de maintenir une distance sociale. Elles s’ajoutaient aux règles de sécurité au travail propres à la législation et aux entreprises du secteur.

Le projet a été soutenu par trois entreprises majeures du secteur de la construction. Les interviewés (22) sont des employés de ces trois firmes ainsi que de leurs sous-traitants. Les fonctions tenues sont diverses : opérateurs, contremaîtres, managers et responsables santé-sécurité (7). 

La première phase de collecte de données a correspondu à une phase intense de la pandémie (confinements), tandis que la seconde phase a eu lieu alors que les vaccins étaient disponibles et les contraintes moins fortes. Cela a permis d’étudier les comportements dans deux contextes différents. 

Les données recueillies ont été analysées à la lumière de deux concepts principaux : l’intensité morale et le désengagement moral. 

L’intensité morale

L’intensité morale est une caractéristique subjective d’une situation. Elle désigne la mesure selon laquelle un problème, un acte ou un évènement relève d’une question, d’un jugement ou d’une action morale. Il s’agit bien d’une perception : une personne végan, par exemple, voit dans l’acte de se nourrir un fort enjeu moral, à la différence de la plupart des gens, qui perçoivent avant tout des enjeux nutritifs, gustatifs, économiques ou sanitaires. Plus une personne perçoit la situation comme moralement intense, plus elle tend à adopter un comportement éthique – y compris au travail. Au-delà des différences de perception, les caractéristiques qui favorisent l’intensité morale ne sont pas infiniment diverses. Même si les discussions sont nombreuses à ce sujet, il semble que l’ampleur des dommages potentiels impliqués, d’une part, et l’existence d’un consensus social, d’autre part, soient des dimensions importantes. Plus les dommages sont importants, graves et concernent un grand nombre de victimes, plus l’intensité morale est forte. Pour illustrer l’idée de consensus social, reprenons la question de l’alimentation : aujourd’hui, le caractère moral de cette question ne fait pas l’objet d’un consensus fort, à la différence, par exemple, de la pédophilie, qui est unanimement vue comme un problème moral des plus graves.

Le désengagement moral

Le désengagement moral désigne les tactiques cognitives mobilisées par les individus pour contourner les obstacles aux conduites normalement réprouvées moralement. Lorsqu’un individu envisage un acte tenu pour moralement répréhensible, il est confronté à des sentiments dissonants de culpabilité et à la crainte d’encourir des reproches. Pour éviter cela, il redéfinit certains aspects de la situation et de l’acte de manière à se dégager moralement. Par exemple, il invoque une justification morale à l’acte en question ; déplace la responsabilité sur un autre agent ; minimise ou nie les conséquences négatives de l’acte ; ou encore dévalorise ou déshumanise la ou les victimes potentielles. Plus l’intensité morale d’une situation est forte, plus le désengagement moral est difficile. 

C’est ce jeu complexe entre perception des enjeux moraux, tactiques de désengagement et respect/violation des règles qui est étudié en détail dans les situations réelles dans lesquelles les travailleurs du bâtiment ont été plongés pendant la pandémie de Covid-19. Mais, et c’est un des intérêts majeurs de cette étude, ce jeu ne se déploie pas seulement au niveau individuel. Trop souvent, les questions éthiques sont vues comme des arbitrages personnels. Or, le contexte collectif y joue un rôle majeur. 

Notre synthèse

De manière générale, même si des blessures ont été constatées parce que certains employés ont préféré se livrer seuls à des manœuvres dangereuses plutôt que de risquer un contact possiblement contaminant, les conflits entre règles de sécurité au travail et règles sanitaires ont été arbitrés en défaveur de ces dernières. Les décisions n’ont donc pas produit les compromis éthiques qu’on pourrait attendre dans ces situations de conflit de règles. Les tactiques de désengagement moral ont massivement servi les violations des règles sanitaires.

Illustrons ces différentes tactiques de désengagement avec quelques exemples. 



Reconstruction cognitive

Les ouvriers retirent leurs masques lors d’un travail dans un tunnel parce que, disent-ils, il est essentiel de pouvoir bien communiquer dans ces conditions. Ou bien ils s’affranchissent de la distanciation sociale pour effectuer certaines opérations difficiles qui peuvent occasionner des accidents. La sécurité du travail est priorisée par rapport à la sécurité sanitaire. Cette « reconstruction cognitive » permet de résoudre le conflit entre les règles.



Déplacement de responsabilité 

Les contremaîtres gèrent l’absence des masques comme de simples « oublis », se contentant de rappels amicaux. Ou bien ils les tolèrent parce que, de toute façon, « on ne sait pas ce que les gens ont fait le week-end ». Alors que les distributeurs de snacks et de boissons sont vides pour éviter les concentrations de personnes, un employé stocke des produits et organise un lieu de vente autour de son bureau. Ces violations sont rendues possibles moralement par le « déplacement de la responsabilité » de l’individu vers le contremaître, qui d’ailleurs l’accepte le plus souvent, ou vers le groupe tout entier. La violation est ainsi normalisée.





Minimisation de la gravité des conséquences

Certains employés nourrissent des vues complotistes sur la pandémie ou sur les vaccins et nient toute dangerosité réelle. D’autres sont fatalistes : « si je dois l’avoir, je l’aurai ». Ces positions se répandent d’autant plus que la crise évolue et que les mesures s’allègent. L’intensité morale est donc perçue comme nulle ou minimale. Fortement partagées au sein de certains groupes d’employés, ces positions « minimisent la gravité des conséquences » des violations, voire la nient. 



Stigmatisation des victimes

Enfin, la culture de travail dans le secteur tend à voir les victimes du virus comme responsables de leur propre sort, parce qu’elles ont eu des comportements habituels, mais inadaptés : par exemple, discuter ensemble ou aller au pub après le travail, parce que c’est ce qui se fait dans le métier. Les victimes elles-mêmes acceptent cette responsabilité. S’y ajoute la lassitude envers ces règles de protection quand l’épidémie se prolonge. Cette « stigmatisation des victimes » permet de dégager la responsabilité morale de ceux qui violent les règles. 



 

Fait intéressant, la sécurité au travail a nourri ces tactiques avec de « bonnes » justifications, comme on le voit avec l’exemple des masques qui empêchent une bonne communication. Mais, bien plus largement, c’est la culture du secteur qui a été la matrice des différentes formes de désengagement moral vis-à-vis des règles sanitaires. C’est encore plus vrai au niveau des sous-cultures, ou cultures de groupes, qui rassemblent les employés d’un site, d’une entreprise, d’une nationalité, etc. La force du consensus social au sein des sous-cultures de travail est telle que les enjeux moraux, et avec eux les responsabilités personnelles, s’y dissolvent presque complètement. L’approche par l’éthique confirme ainsi des résultats bien établis par la psychologie sociale et la sociologie. 

Cette approche en termes de désengagement moral souligne également l’importance de la cohérence et de l’alignement dans les règles et les pratiques. Les incohérences sont exploitées comme des opportunités d’affaiblir les enjeux moraux et de justifier les contournements ou les violations. Or l’entreprise n’a pas la maîtrise de cette cohérence : elle ne régit que le lieu de travail. Si les règles sur le lieu de travail sont plus exigeantes que les contraintes imposées à la vie quotidienne, ou si ces dernières évoluent plus vite, alors les individus trouvent de bonnes raisons de s’affranchir des règles au travail. À quoi sert-il de se distancier d’une personne avec qui on se retrouvera à bavarder dès la sortie du chantier ?

Face à la complexité des processus mis en lumière, les entreprises peuvent se sentir démunies. Dans les recommandations que les auteurs émettent, on peut voir deux approches complémentaires. La première approche repose sur la simplification des messages. Elle consiste à élever l’intensité morale liée à l’enjeu, à travers la communication, la formation… tout en accompagnant cette « dramatisation » de règles simples pour que les employés adaptent leurs comportements. Ce type d’approche ne surprendra personne. Mais, du fait de la complexité des processus de désengagement, du rôle clef des sous-cultures locales et de la diversité des situations concrètes, une telle approche généralisante ne peut suffire. Il convient également de donner aux acteurs locaux et, en particulier, à l’encadrement de proximité les moyens de traiter les problèmes tels qu’ils se présentent localement. Par exemple, en présence de sous-groupes nourrissant une posture de dénégation de la gravité des enjeux (voir plus haut les postures complotistes), la stratégie de « dramatisation » sera inefficace. Or il ne peut être question de changer cette posture à court terme. Seul le responsable local pourra savoir comment communiquer au mieux avec ce sous-groupe pour arriver au meilleur compromis possible. De même, les conflits entre règles, qui ne peuvent avoir de solution générale, pourront être gérés localement par des encadrants de proximité qui pourront favoriser des compromis plus satisfaisants que les violations pures et simples. 

 


Un commentaire de Hervé Laroche, animateur de programmes à la Foncsi 

Au-delà du Covid-19 ou des questions sanitaires, cette recherche invite à réfléchir, d’une part, aux conflits de règles et à leur résolution, et, d’autre part, au sens que prennent les règles dans un contexte local travaillé par des particularités techniques et sociales. Les situations de ce genre sont des imbrications de facteurs moraux. Analytiquement, on peut identifier différentes dimensions morales, mais en pratique, elles s’enchevêtrent. La compréhension que les employés en ont peut, selon les circonstances, privilégier des interprétations différentes. Ce qui constitue des leviers pour le désengagement moral, processus créatif et multiforme qui, par diverses tactiques, peut en exploiter tel ou tel aspect. Il est donc difficile donc d’anticiper les comportements : ils se construisent localement. L’importance capitale de la dimension collective (groupes, sous-cultures, etc.) renforce encore la complexité en intercalant un intermédiaire puissant entre l’individu et la situation. Il en résulte qu’il n’est pas possible de réduire ce genre de contexte à quelques lois simples, qu’on pourrait maîtriser par des mesures générales.

 

Ces questions d’arbitrage feront prochainement l’objet d’une analyse stratégique de la Foncsi.