La maîtrise des situations dynamiques
Amalberti, R. (2001). La maîtrise des situations dynamiques. Psychologie Française, 46(2), 105-117
Notre avis
Voici un résumé d’un ancien article fondateur des apports théoriques sur la prise de risque individuelle, de René Amalberti. Cet article, paru initialement dans la revue Psychologie française sans traduction anglaise mais repris depuis dans les ouvrages de l’auteur en plusieurs langues, résume les résultats accumulés par l’auteur dans la décennie 80-90 sur la conduite des systèmes à risque, à partir de travaux menés notamment sur les pilotes de chasse.
Les mots clés sont « compromis » et « suffisance » dans l’intelligence de la gestion des risques individuels. Ils ont été généralisés et appliqués depuis à toute la gestion des risques : collective, organisationnelle et stratégique.
À force de se centrer sur les erreurs et les défaillances, des ambiguïtés durables se sont installées sur les modèles de l’opérateur. On a minimisé pendant vingt ans le rôle structurant de l’erreur dans la résolution de problème. On a aussi négligé l’accumulation de résultats démontrant que l’opérateur commet beaucoup d’erreurs, mais en récupère la plupart.
Il a fallu attendre des temps plus favorables et l’augmentation des études de terrain en situations très complexes à la fin des années 1980 pour changer le mode de pensée dominant. Cet article en est un des fondements.
En quelques années, on a vu une révision profonde du concept d’optimalité du fonctionnement cognitif.
L’optimalité cognitive ne doit plus se décliner en termes de recherche de fonctionnement à moindre déchet, et particulièrement de moindre déchet instantané (évitement de toute erreur et défaillance, temps de réponse minimal, compréhension maximale, récupération des défauts dès que détectés), une hypothèse pourtant dominante depuis des décennies dans les protocoles expérimentaux, les consignes, et toutes les disciplines intéressées à la sécurité.
L’optimalité cognitive se décline plutôt en termes de compromis permettant une atteinte dynamique de l’objectif (mais on devrait dire « des » objectifs) avec une performance suffisante.
Trois idées sont centrales dans cette révision théorique :
- Celle de « suffisance », mais elle est souvent comprise - à tort - comme minimaliste (moindre coût cognitif). Elle doit plutôt être entendue comme une réponse adaptée à l’environnement apportant une satisfaction subjective à celui qui fait le travail, compte tenu de ses buts, du contexte et de ce qu’il sait faire. La notion de « suffisance » est reconsidérée à chaque exécution, et n’est pas contradictoire avec une performance très élevée et un coût cognitif élevé.
- Celle d’ « adaptation dynamique », avec des fluctuations importantes de performance dans le temps, mais finalement une réponse globale acceptable à l’échéance visée. Le temps disponible et les échéances visées sont les unités sur lesquelles il faut juger la performance cognitive, et non le résultat à chaque instant de ce temps disponible avant que les échéances ne soient atteintes. Les erreurs s’avèrent n’être finalement que le prix à payer pour un compromis bien contrôlé, et ne sont souvent que des variables secondaires dans la maîtrise de la situation.
- Enfin celle de « métacognition » (la représentation de ce que l’on sait faire), qui permet de calibrer la gestion des risques acceptables et acceptés, et notamment du contrat de performance de départ.
Le temps comme outil de gestion cognitive
Après la suffisance, le temps est sûrement la deuxième grande valeur mal comprise de la cognition dans la littérature psychologique sur la fiabilité. La logique expérimentale n’y a souvent vu qu’un instrument de mesure de la capacité intellectuelle (le temps de réaction ou de réponse).
Ce n’est que dans les années 1980 que le temps est redevenu un objet d’étude propre, et pas seulement un instrument de mesure.
Le temps est un outil de gestion cognitive sous deux angles :
- D’une part, il est encodé dans la représentation même de l’activité et sert d’indicateur temporel pour l’organisation du travail. L’opérateur est exposé en permanence à des échelles totalement différentes du temps dans ses tâches à faire : certaines sont à l’échelle de la seconde, d’autres à l’échelle du mois. L’opérateur joue souvent sur les butées maximales comme des données repères sur lesquelles il peut organiser son activité en temps partagé. Ces butées multiples peuvent parfois le tromper, mais dans la grande majorité des cas, l’opérateur gère très bien ces systèmes de temps parallèles et s’en sert comme marqueurs naturels de la répartition de ses activités au cours de la journée.
- D’autre part, le temps est un moteur de la transformation du monde et possède un potentiel de résolution propre des problèmes et des erreurs. Parce que les situations sont dynamiques, le problème d’un moment n’est en général pas le problème du temps suivant. Ne rien faire peut ainsi résoudre beaucoup de difficultés.
Il en va exactement de même avec le contrôle des erreurs : le temps est un outil précieux pour repérer ses erreurs, voire pour en réduire les conséquences. Cette propriété du temps est longuement reprise dans le paragraphe suivant, car elle est à la base de la régulation écologique des risques.
Le réglage dans le temps de la compréhension
Les résultats récurrents montrent que les opérateurs, s’ils ont le choix, préfèrent agir plutôt que comprendre car l’action aide la compréhension.
Le réglage dans le temps de la gestion des erreurs
Une autre série d’études récentes montrent à quel point le contrôle de l’erreur est une variable parmi d’autres, et in fine peu prédictive, de la maîtrise de la situation.
Les sujets produisent un flux assez constant de 1 à 3 erreurs à l’heure quel que soit leur niveau d’expertise, sauf pour les extrêmes débutants. Paradoxalement, le nombre d’erreurs a tendance à baisser dans les situations les plus exigeantes (contrôle cognitif renforcé) mais, dans ce dernier cas, le taux de récupération a également tendance à s’effondrer (manque de ressources suffisantes pour un contrôle et une récupération en ligne). Le risque de perte de maîtrise se corrèle mieux à un taux de récupération qui baisse qu’à un taux d’erreur qui augmente.
Le flux d’erreur est doublement contrôlé. 70 à 80 % des erreurs sont détectées. Les détections sont plus importantes pour les erreurs de routine. Surtout, les sujets experts « laissent passer » de plus en plus d’erreurs sans conséquences pour le travail en cours car ils savent qu’ils peuvent encore contrôler la situation (un résultat de leur métacognition).
La théorie de « sécurité écologique »
Les résultats précédemment exposés ont servi de base à une théorie de « sécurité écologique », « écologique » au sens de théorie native, spontanée des comportements humains de maîtrise des risques.
Les points clés de cette théorie sont les suivants :
La maîtrise de la situation exige une double supervision : celle du processus externe physique et celle du processus mental. La priorité des activités cognitives du champ conscient est d’assurer la supervision mentale. Quand celle-ci est bien assurée, la supervision du processus physique peut être traitée à un niveau relativement routinier, en utilisant des savoir-faire fortement procéduralisés. En bref, quand la maîtrise est assurée, la supervision du processus physique est largement automatisée dans les situations normales, alors que la maîtrise de la situation (supervision interne) reste une activité très symbolique, qui fonctionne avec un frein constant pour ne pas entrer dans des optimums locaux (compréhension parfaite, action parfaite) décorrélés des demandes des butées du processus physique.
La sécurité à l’intérieur de chaque supervision est assurée par des mécanismes cognitifs différents.
Pour la supervision externe, les routines incorporent leur propre contrôle. Ces contrôles ont un seuil de déclenchement relativement tardif, nécessitant une dérive significative des valeurs du processus physique pour activer (souvent automatiquement ) l’exécution d’une routine de correction. Ainsi, plus la situation dérive de façon franche, plus la correction est facile et routinière, à condition de rester dans l’enveloppe des savoir-faire de correction. Inversement, moins la dérive est franche et visible, plus sa correction demande du temps, des ressources, et une sollicitation de la supervision interne avec une résolution de problème non routinière à la clé. Cette propriété est utilisée par la cognition pour un contrôle tactique (à court terme) du processus physique, continu, économique en coût et efficace, utilisant le temps comme arbitre des priorités et amortisseur des problèmes.
La supervision interne du processus mental gère les activités symboliques nécessaires à la coordination du processus. Elle doit aussi s’économiser et utiliser un maximum d’arbitrage pour atteindre une « suffisance » compatible avec ses ressources. Chaque point douteux ne peut pas être compris à fond, et le temps disponible laisse rarement la chance d’explorer toutes les solutions disponibles et connues. Flirter avec une expérience de risque qui demeure maîtrisable devient un outil de la gestion cognitive de tous les instants. Comme pour la supervision externe, mais ici avec un mécanisme différent, le contrôle tactique de la cognition s’appuie sur le temps restant avant les dates butées, et sur les limites turbulentes du système cognitif, limites signalées par l’émergence des signaux annonçant l’imminence de la perte de contrôle. Ces signaux reflètent les difficultés de supervision interne : trop d’erreurs, trop de temps à détecter les erreurs, accumulation d’autocensure à comprendre faute de temps et de ressources (alors que le sujet est certain qu’un peu de temps permettrait de comprendre), débordement quantitatif des actions à conduire. Par expérience et apprentissage, ces signaux sont tels qu’ils interviennent bien avant la perte réelle de maîtrise, dès les premières difficultés ressenties (notion de marge). Leur survenue s’accompagne d’un changement de stratégie et de mode de contrôle, qui consiste le plus souvent à réviser le contrat d’objectif.
En bref, la cognition ne sait vraiment bien gérer ses risques internes et externes qu’en les côtoyant : vouloir interdire à l’opérateur l’expérience de ces risques est un non-sens psychologique et ergonomique.
À côté des règles d’arbitrage entre les deux supervisions concourantes, la métacognition (la représentation de ce que l’on sait faire) est l’autre variable déterminante d’une maîtrise réussie de la situation.
Enfin, à chaque instant, la copie cognitive est comme un devoir inachevé. Le sujet est conscient qu’il n’a pas tout compris, pas tout fait ce qu’il aurait fallu faire et qu’il a commis des erreurs qu’il n’a pas encore récupérées. Cette sphère de conscience de « l’inachevé » ordonne des priorités cognitives, et explique souvent des déviances qui n’ont pour seul but que de se donner plus de temps pour récupérer des retards. Cette notion de brouillon inachevé crée beaucoup de difficultés dans la conception et le couplage aux aides, car ces dernières sont souvent très directives dans la correction immédiate des défauts et perturbent gravement – en voulant bien faire – le réglage de la gestion dynamique des risques. Là encore, vouloir forcer l’opérateur à travailler constamment en performance optimale est un non-sens psychologique et ergonomique.
Conclusion
Au bilan, avec ces caractéristiques hautement dynamiques, la maîtrise de la situation s’exprime par quelques paradoxes pratiques.
Le sentiment de bonne maîtrise de la supervision s’exprime par une performance instantanée souvent bien imparfaite, mais avec la conscience qu’il existe au moins une solution (et si possible une alternative) disponible pour atteindre l’objectif avec les savoir-faire personnels ou collectifs. Le flux d’erreur est assez important, la compréhension est limitée, le guidage est largement basé sur des routines réactives aux affordances du monde.
Paradoxalement, quand ce sentiment de maîtrise de la solution disparaît, l’opérateur est rapidement dans une situation de débordement cognitif qui se traduit par une réduction des « déchets de comportement » : il fait moins d’erreurs, rejoint le trait nominal de la solution qu’il pensait efficace, réduit le parallélisme d’activités (notamment les pensées de la sphère personnelle) et lance une activité intense de recherche de solution alternative.
Quand il a totalement perdu la maîtrise, il se replie souvent vers un sous-espace du problème qu’il maîtrise bien et pour lequel il ne fait aucune erreur, mais le reste de la situation et le sort final du problème sont abandonnés (éventuellement confiés par défaut au collectif ou à un automate).
Un commentaire de Corinne Bieder, directrice scientifique de la Foncsi :
Adaptation, atteinte dynamique des objectifs, compromis… sont autant d’idées qui reviennent sans cesse dans les discours sur le management de la sécurité par les organisations. Et si les résultats établis voilà près de 25 ans à l’échelle individuelle par René Amalberti sur la conduite des systèmes à risque nous inspiraient une réflexion sur le management des industries à risque à l’échelle organisationnelle ?
Sans se risquer à des conclusions hâtives ou des transpositions trop rapides, cet article invite à quelques parallèles qui soulèvent des questions aujourd’hui. Les industries à risque se trouvent face à de multiples objectifs – production, sécurité, impact environnemental, sûreté... - qu’il s’agit de satisfaire de façon dynamique sans viser l’optimalité pour chacun d’entre eux mais plutôt la suffisance pour l’ensemble. À l’échelle individuelle, la notion de suffisance résulte d’une confrontation entre injonctions externes (le risque objectif, physique) et processus internes (le risque subjectif, de ne plus savoir faire), dans laquelle la métacognition ou représentation de ce que l’on sait faire joue un rôle essentiel. Un concept équivalent à celui de risque interne chez l’individu pourrait-il être introduit à l’échelle d’une organisation ? Dans quelle mesure et par quels moyens le cas échéant les organisations s’interrogent-elles sur (ou pourraient-elles développer une représentation dynamique de) ce qu’elles savent faire et confrontent-elles cette représentation aux injonctions externes ?
Par ailleurs, l’auteur souligne le rôle du temps comme outil de gestion cognitive, et la recherche par l’opérateur de l’atteinte des objectifs à l’échéance visée et non la gestion des erreurs de façon continue et permanente. Ce constat interpelle aujourd’hui, à une époque où le suivi de la performance devient de plus en plus continu à tous les niveaux du fait notamment de la digitalisation d’un nombre grandissant d’activités.