Paradoxical safety leadership
Hu, X., Jiang, L., Willis, S., Casey, T., & Wu, C. H. (2024). Paradoxical safety leadership: Conceptualization and measurement. Journal of Organizational Behavior.
Notre avis
Un article qui éclaire et mesure la résolution des tensions que doivent gérer au quotidien les managers entre sécurité et production, et aussi bien d’autres dimensions.
Notre synthèse
Le leadership est étroitement associé à la volonté de sécurité au poste de travail quelles que soient les écoles de pensées (voir la méta-analyse de Lyubyck 2022). Toutes soutiennent l’idée de « safety first », avec un engagement des leaders dans ce sens. Mais cette posture nécessite aussi forcément une approche de la résolution des tensions inhérentes aux conflits sécurité-production.
La réalité du « safety first » se heurte à un monde toujours plus complexe, au point d’être vue comme un mythe par beaucoup de chercheurs. La réalité est plutôt l’art de naviguer entre des objectifs contradictoires en gardant le contrôle de la sécurité pour ses expressions les plus sévères, plutôt que d’imaginer une priorité et un zéro défaut permanent.
Cette approche moderne, largement inspirée des écrits du courant résilience engineering, oblige à penser le bon manager comme quelqu’un qui gère avec une logique du « à la fois » les tensions dans la performance, dans la conception et la mesure de la performance de sécurité.
La recherche proposée est dérivée de trois contributions historiques majeures
La théorie du paradoxe
Smith, W. K., & Lewis, M. W. (2011). Toward a theory of paradox: A dynamic equilibrium model of organizing. Academy of Management Review, 36(2), 381–403
Cette théorie affirme que les managers répondent aux paradoxes de deux façons, soit « l’un ou l’autre » soit « l’un et l’autre ». L’approche « l’un ou l’autre » produit en général une meilleure performance à court terme mais intensifie forcément la tension, au risque de paralyser l’organisation et de produire un accident. L’approche « l’un et l’autre » permet de mieux gérer les tensions à terme, mais oblige à une innovation, un apprentissage et un ajustement de performance constants.
Le leadership paradoxal de sécurité (Paradoxical Safety Leadership - PSL)
Zhang, Y., Waldman, D. A., Han, Y. L., & Li, X. B. (2015). Paradoxical leader behaviors in people management: Antecedents and consequences. Academy of Management Journal, 58(2), 538–566
Le concept de leadership paradoxal s’appuie sur la théorie du paradoxe en caractérisant et mesurant les réponses réelles des managers en contexte.
Le modèle ETTO d’Hollnagel (Efficiency–thoroughness trade-off)
Hollnagel, E. (2017). The ETTO principle: Efficiency–thoroughness trade-off: Why things that go right sometimes go wrong. CRC Press.
Hollnagel, E. (2020). Synesis: The unification of productivity, quality, safety and reliability. Routledge.
Ce modèle est historiquement derrière toute cette formulation des paradoxes managériaux, décrivant les échanges entre productivité-conditions minimales requises pour un succès maximal et prudence-conditions nécessaires pour éviter des conséquences fâcheuses.
Les deux extrêmes (surperformance versus surprécaution) ne peuvent pas être maximisés en même temps (leurs optimisations sont exclusives l’une de l’autre). Il s’agit donc de satisfaire des demandes compétitives et non indépendantes (l’action sur l’une influence l’autre). Dans cette logique, la sécurité quand elle est mise en tension ne peut plus être vue comme une dimension isolée et absolument prioritaire. Il faut à la fois assurer stabilité et flexibilité, et les leaders le font à la fois en produisant des recommandations et règlements à suivre (le réglé) tout en étant prêts à des dérogations quand ces règles ne correspondent pas à la situation ou sont trop datées (le géré). L’exercice de ce leadership adapté suppose de savoir passer d’un leadership transactionnel qui encourage l’observance, à un leadership transformationnel favorisant la production active de sécurité par les employés.
Revue de littérature sur les expressions de paradoxes de management
Pour affiner ce cadre général, les auteurs ont réalisé une vaste revue de littérature sur les différentes expressions de paradoxes de management en lien avec la sécurité, et ont identifié l’existence de 10 tensions catégorisées en trois grands groupes.
L’adaptation à un manque de ressources en regard de toutes les demandes simultanées
- Ressources pour la sécurité vs ressources pour la production
(safety vs production) - Ressources pour la sécurité vs économie d’échelle et de coûts sur la sécurité (safety vs cost)
- Ressources consacrées aux informations à acquérir vs ressources consacrées à exploiter les informations
(Managing safety-related information, balancing between information pull vs information push) - Temps de production-efficacité vs temps administratif-visibilité (des actions de sécurité)
(effectiveness vs visibility)
L’adaptation à un monde en continuel changement souvent caractérisé par un grand niveau d’incertitude
- Stabilité vs flexibilité (déjà vue plus haut avec le principe ETTO)
(stability vs flexibility) - Exploitation (respectueuse de la sécurité traditionnelle) vs exploration (d’innovations et nouvelles technologies ou gouvernance de sécurité)
(exploitation vs exploration) - Comprendre la sécurité vs faire la sécurité
(understanding safety vs doing safety)
La distribution de l’autorité et de la décision dans la structure hiérarchique
- Suivi des consignes et sanction des écarts vs encouragement à l’initiative de sécurité
(discipline vs empowerment) - Organisation centralisée vs distribuée de la décision
(centralized vs distributed decision-making) - Exigences et idéal sécurité du haut management vs réalité du terrain
(top-down vs bottom-up influence)
La façon de gérer « à la fois » et « à chaque instant » ces 10 tensions est supposée refléter le style, la qualité et les caractéristiques du leadership paradoxal de chaque manager ou de l’organisation étudiée.
Un outil de mesure du PSL
La suite de l’article est un test de validité en 7 étapes d’un outil de mesure du leadership des paradoxes de la sécurité (paradoxical safety leadership - PSL).
ÉTAPE 1 - Identification des 10 tensions.
ÉTAPE 2 - Réduction des 10 tensions à 4 tensions par agrégation et priorités après soumission à des experts :
- Une équipe multidisciplinaire de 15 experts académiques internationaux du domaine.
- Une seconde équipe de 14 experts du terrain.
- Chacune de ces équipes devaient juger les 10 tensions sur une échelle de Likert à 5 valeurs (de très important à pas important), éventuellement en ajoutant de nouvelles tensions.
- Les tensions ajoutées par ces experts n’ont finalement pas été retenues car ne faisant pas assez consensus (par exemple santé physique vs santé mentale, sécurité centrale vs sécurité locale).
- Quatre tensions principales émergent en consensus de ces jugements (exprimant 77,6 % de la variance totale des résultats). Ces quatre tensions reflètent quatre dimensions concrètes de réglage du modèle de management.
Quatre tensions principales
- Sécurité vs production
- Temps passé au bureau vs sur le terrain
- Stabilité vs flexibilité
- Idéal de la sécurité des dirigeants vs besoins et réalités du terrain
Quatre dimensions concrètes de réglage du modèle de management
- Placer l’accent sur le « à la fois » sur chaque tension vs traiter exclusivement
- Renforcer la sécurité tout en permettant la flexibilité
- Mieux partager la vision de l’exécutif sur la sécurité avec la réalité de terrain
- Equilibrer le temps passé en administratif avec le temps de terrain
ÉTAPE 3 - Pour développer un outil de mesure du PSL, les auteurs ont conçu 5 items descriptifs de chacune de ces 4 tensions et les ont soumis au consensus d’un panel de juges (experts académiques, experts de terrain, et employés dans les industries à risques).
ÉTAPE 4 - Ces évaluations par le panel conduisent à des reformulations successives de clarification des 5 descripteurs.
ÉTAPE 5 - Les 20 descripteurs des 4 tensions sont finalement réduits à 16, eux-mêmes soumis à un panel d’experts pour optimisation de leur contenu, aboutissant finalement à 12 items descripteurs consensuels et validés
ÉTAPE 6 - Un travail complémentaire porte sur la validité discriminante de ces 12 items en contexte et sur l’analyse de leur robustesse interne.
ÉTAPE 7 - L’analyse finale comporte une validation de terrain sur un cas exemple, montrant que l’outil de mesure du PSL proposé est définitivement valide.
Finalement, le PSL permet de mesurer le réglage des stratégies de haut niveau mises en jeu par les organisations et les managers pour gérer le « à la fois » sur des dimensions de sécurité en tension. Il reste à bien associer cette mesure aux résultats (de sécurité, de performance…) obtenus sur le terrain en contexte, et peut-être à traduire ces savoir-faire managériaux dans la formation des managers à leurs pratiques de sécurité.
Un commentaire d’Éric Marsden sur la méthodologie utilisée par les chercheurs et la force des conclusions qui peuvent en être tirées :
Les auteurs ont choisi d’écarter de leur catégorisation l’item “makes safety-related decisions that adhere to upper management's views and also listens to opinions of frontline employees”, après que des informateurs provenant du monde industriel ont suggéré que les décisions en première ligne doivent suivre la politique de sécurité officielle, plutôt que les attitudes perçues chez l’équipe dirigeante. Ce choix semble contestable et serait intéressant à explorer dans une étude spécifique.
L’article traite du leadership en sécurité dans les industries à risque, mais les entretiens ont été effectués dans le secteur de l’hôtellerie en Chine. Ce secteur semble à première vue très éloigné du monde de l’industrie à risque d’accident majeur. Par ailleurs, on peut penser que le contexte culturel et politique en Chine fait que les réponses de salariés à des questions portant sur des pratiques paradoxales de leurs dirigeants peuvent être affectées par certains biais et être peu prédictifs des attitudes dans d’autres pays.
Les auteurs suggèrent que les managers dans les entreprises ayant des activités à risque devraient être formés à gérer les paradoxes en sécurité en développant des “stratégies personnelles”. Parmi ces stratégies évoquées dans l’article, on retrouve la suggestion de s’écarter volontairement des règles de sécurité pour résoudre certaines tensions. Les auteurs suggèrent également que leur échelle de mesure du niveau de leadership paradoxal pourrait être déployé comme indicateur avancé du niveau de sécurité. Ces suggestions paraissent particulièrement hasardeuses, puisqu’elles s’appuient sur des réponses à des questions portant sur la perception de l’existence de situations paradoxales ou nécessitant des arbitrages, sans s’interroger sur les niveaux de sécurité perçus ou réels dans les entreprises observées, ni sur les effets induits indésirables que pourraient entraîner des formations conseillant de prendre des distances avec les consignes de sécurité.