Date
Février 2022

Splintered structures and workers without a workplace


Sous-titre
How should safety science address the fragmentation of organizations?
auteur
Auteur(s) :
auteurs

Nilsen, M., Kongsvik, T. & Almklov, P. G.

référence
Référence :
référence

Nilsen, M., Kongsvik, T. & Almklov, P. G. (2022). Splintered structures and workers without a workplace: How should safety science address the fragmentation of organizations? Safety Science, 148, 105644.

Notre avis

stars
4
avis

Un nouvel opus de nos amis norvégiens sur l’ubérisation au travail, l’utilisation croissante dans le travail de la médiation par des plateformes informatiques, et les questions de sécurité que cela pose.
 

Notre synthèse

L’adoption d’une organisation professionnelle toujours plus fragmentée (fissured workplace) gagne du terrain dans les réorganisations industrielles. Il s’agit pour l’essentiel de séparer dans les entreprises le “core business” de toutes les activités moins prioritaires qui deviennent sous traitées ou reversées dans un réseau d’entreprises collaboratives.

Cette fragmentation des organisations a pris un nouveau tournant avec l’émergence des plateformes digitales qui s’imposent comme médiation obligatoire à de plus en plus de travailleurs (platform-mediated work, PMW). On estime que 2 % des travailleurs européens sont déjà des travailleurs presque exclusifs de telles plateformes et cette proportion augmente rapidement. Les métiers concernés sont très variés : quelques métiers à haute valeur ajoutée, beaucoup de métiers de la programmation, et surtout un très grand nombre de métiers plus basiques de plateforme de vente, interrogation de panels, de services, etc.). Ces travailleurs sont souvent autoentrepreneurs ou de statut équivalent proche d’Uber.

Cette tendance pourrait, selon les plus récentes études, favoriser l’apparition de nouveaux risques avec une augmentation du risque global d’accident, à la fois pour les installations et encore plus pour la santé physique et mentale des travailleurs.

Les facteurs de cette dégradation renvoient pêle-mêle à une moins bonne formation, une gestion de la sécurité plus difficile dans cette fragmentation d’entreprises, à l’absence ou la réduction des espaces de négociation et, plus globalement, à une moindre affinité de ces nouvelles organisations pour le fait social.

Les auteurs de l’article interrogent les théories organisationnelles de la sécurité au prisme de ces nouveaux modes de travail médiés par des plateformes informatiques. Sont-elles adaptées ? Que faudrait-il leur ajouter ?

Deux cadres théoriques sont particulièrement analysés : celui de l’approche systémique de la sécurité des systèmes socio-techniques (socio technical thinking, STS) et celui de la culture de sécurité. Les données proviennent d’entretiens et d’observations réalisés avec des travailleurs de 37 plateformes.

La théorie « systémique » de la sécurité des systèmes socio-techniques est très inspirée des travaux de Rasmussen (voir un bon résumé dans Leveson, N., 2017. Rasmussen’s legacy: A paradigm change in engineering for safety. Appl. Ergon. 59 (Pt B), 581–591.). Elle a largement influencé la manière de penser les organisations dans l’industrie en prenant en compte les liens et l’interdépendance existant entre tous les niveaux internes de l’entreprise, et tous les niveaux externes réglementaires, légaux et même politiques. Ces niveaux doivent coopérer pour former un tout systémique efficient et notamment trouver les cohérences inter-niveaux entre des enjeux différents, des organisations différentes (confère la hiérarchie d’abstraction de Rasmussen). Cette théorie pourrait être mise à mal par un travail à distance médié par l’informatique, qui détruit une partie de l’organisation classique recommandée.

La culture de sécurité est une autre approche retenue dans l’article, originaire d’un autre espace de publications, mais très marquée depuis les années 1980, et clairement mise en question par la fragmentation et la plateformisation des entreprises, puisque la cohérence et coprésence des lieux, des pouvoirs et la recherche de partage de valeurs sont fortement impactés.

L’organisation fragmentée

Les théories de la sécurité appliquées aux organisations ont mis en avant les valeurs de l’entreprise, la coopération et communication, la transparence, les règles à suivre et les protections fournies au travailleur.

La fragmentation et l’augmentation de la sous-traitance avaient déjà questionné sérieusement la pertinence des théories. Les plateformes digitales à distance écrasent littéralement la plupart de ces dimensions ; dans ces applications, le travailleur est fonctionnellement dans une structure d’entreprise sans jamais la voir ; son organisation sociale disparait pratiquement totalement… avec une non-pertinence de fait de toutes les bonnes pratiques organisationnelles que l’on recommandait dans les théories.

Les plateformes

Ces plateformes – notamment de vente de nourriture ou d’autres biens de consommation et de service – connaissent et sélectionnent leurs cibles commerciales avec l’aide de big data et d’algorithmes performants. Elles augmentent la précarité et l’isolement des employés qui ne sont que des intermédiaires de petit niveau, surreprésentés par des travailleurs jeunes plutôt socialement vulnérables, avec des horaires souvent allongés, obsédés par un temps de livraison rapide et une production la plus intense possible.

L’accidentologie de ces travailleurs est en hausse, stressés, ubérisés par la recherche d’un salaire boosté par la performance sans réelle préoccupation et limite de sécurité.

Ces plateformes ont deux particularités redoutables :

  • Un business model de type « plateforme LEAN » (Lean Platform) qui s’appuie sur l’emploi exclusif de personnels indépendants de l’entreprise qui, de fait, ne bénéficient pas du droit du travail interne à l’entreprise ni de protection sociale. La relation de travail devient ternaire entre l’entreprise, le travailleur indépendant et le client, avec à la clé des ambiguïtés au regard de tous les textes et lois sur la protection des salariés.
  • Un business model qui créé les conditions d’une désagrégation de l’activité dans des tâches réparties entre des travailleurs isolés (unbuilding of work) ‒ en les dépossédant  des standards de protection sociale et en les contrôlant encore plus à travers toute connexion qui trace et évalue leur activité (click through) ‒ et des algorithmes managers désirés, parfois déjà réalité, qui  évaluent le travailleur jusqu’à éventuellement le licencier (ou plutôt, en l’absence de contrat de travail, ne plus lui fournir d’activité) pour insuffisance. 

Conflits d’objectifs sur le terrain

Dans les organisations classiques, la hiérarchie a la responsabilité du bien-être et de la sécurité des travailleurs qui lui sont rattachés, du périmètre des actions autorisées pour ces travailleurs dans le cadre de leur sécurité (protections) ainsi que de la sécurité des installations. Ce n’est plus du tout le cas avec les plateformes. Les travailleurs indépendants portent tous la responsabilité de leurs actes en toute liberté, mais par contre restent totalement dépendants pour leur performance de travail sur la plateforme.

Pour discuter l’évolution des conflits sécurité-performance dans l’entreprise à l’aune des plateformes, les auteurs nous proposent de reprendre le diagramme de Rasmussen sur les migrations des organisations qui décrit les systèmes industriels comme des systèmes dynamiques et vivants dont le périmètre d’action bouge sans arrêt. Le système est soumis à une triple pression avec :

  • d’un côté (a) la recherche incessante de performance et de viabilité augmentée pour l’entreprise, et (b) la nécessité d’avantages sociaux et de bien-être pour les employés,
  • et de l’autre côté (c) l’imposition de réglementations et de lois touchant à la sécurité qui limitent et brident les migrations spontanées précédentes.

Le point de fonctionnement du système résulte de l’arbitrage entre ces trois pressions partiellement contradictoires.

Le risque avec les plateformes est clairement d’affaiblir le contre poids officiel joué par les règles de sécurité, en laissant la charge aux travailleurs indépendants de fixer ces freins et contraintes de sécurité, selon leur bon gré et bonne compétence, à leurs frais, et en poussant une relation ternaire plateforme-travailleurs indépendants-clients, où la qualité et la sécurité qui comptent pour la plateforme sont celles des clients plus que celles des travailleurs.

Culture de sécurité

Les ingrédients d’une culture de sécurité ont été largement décrits notamment par Edgar Schein, en distinguant trois niveaux :

  • les normes (visibles),
  • les valeurs (ressenties),
  • et les affirmations subconscientes et implicites qui construisent un ciment partagé de visions communes du monde.

Cette même littérature établit aussi une forte distinction entre une vision fonctionnaliste selon laquelle on peut/on doit agir sur la culture (de sécurité de l’entreprise) pour l’améliorer, et une vision interprétative qui voit la culture de sécurité comme non manipulable de l’extérieur et comme un fait émergent des croyances et identités locales. La vision interprétative peut s’accommoder de sous-cultures différentes dans la même entreprise, ce qui n’est pas le cas de la vision fonctionnaliste. Les auteurs précisent que l’approche fonctionnaliste est largement dominante dans les faits.

Une série d’entretiens a été conduite avec des parties prenantes pour mieux comprendre l’évolution nécessaire des concepts

Les auteurs ont conduit 37 entretiens avec des managers et des travailleurs indépendants de deux plateformes informatiques norvégiennes de vente en ligne de nourriture. L’une de ces plateformes (DP1) possède des employés en propre et des indépendants ; la seconde plateforme (DP2) n’est en relation qu’avec des indépendants.

Ces plateformes emploient majoritairement des jeunes hommes, primo accédants à un travail, certains pour un revenu principal et d’autres pour un revenu d’appoint. Le turn-over est très élevé, bien que le terme de turnover n’ait pas grand sens puisqu’ il ne s’agit pas d’employés au sens propre de la plateforme et qu’il s’agit de travail d’opportunité pour certains. Les relations se font principalement par l’intermédiaire de mails.

Dans la DP1, où il y a (en partie) des employés salariés de la plateforme, il existe des représentants syndicaux et des réunions régulières sont organisées par les managers. Le signalement est encouragé, mais reste marginal.

Trois thèmes émergent des entretiens : la responsabilité, les nouveaux risques et le lien social et au management.

Pourtant, avec « Devenez votre propre patron » comme slogan employé par les plateformes pour recruter les travailleurs, une telle logique fonctionnaliste reste difficile à pratiquer.

La responsabilité :

Dans la DP2 où il n’y a que des travailleurs indépendants, de fait les cadres légaux de travail, congés payés, assurances sociales et autres, ne s’appliquent pas. La plateforme DP2 paie tout de même une assurance pour ses coursiers, exclusivement limitée aux accidents de la route aux heures de travail (ce qui a contrario n’est pas le cas pour les freelances de DP1). La médecine du travail n’est pas non plus sollicitée. La maintenance des vélos et outils de livraison n’est pas assurée par la plateforme pour DP2, mais elle l’est pour DP1 (ces outils lui appartiennent).

Les nouveaux risques :

Sans surprise pour un tel travail, le risque d’accident de la route est au premier plan avec le risque pour le livreur, pour son vélo et pour les autres usagers de la route.
On a aussi le risque de contamination de la nourriture livrée. La Covid-19 a ajouté les risques plus particuliers de contamination virale.

Sans surprise aussi, avec ce type de travail à façon, les coursiers sont souvent plus préoccupés par le nombre de courses réalisées et les astuces et performances personnelles dont ils peuvent se targuer dans le trafic, que par la sécurité (pas de port de casque, entretien minimum de leur moyen de transport, peu de respect des réglementations routières, etc.). Certains livreurs peuvent même mettre un point d’honneur à performer au-delà de l’attente de la plateforme, presque comme dans un jeu. Avec cette logique, on ne voit pas beaucoup de signalements d’incidents…

Le lien social :

Les plateformes imposent de fait une autorité algorithmique (algoritmic authority) sur les travailleurs, imposent le tempo du travail et génèrent en plus une asymétrie d’information entre parties. Ces plateformes savent à tout moment où sont les livreurs, mesurent leurs temps de livraison, disposent d’une évaluation continue de la satisfaction client indépendamment des travailleurs, et possèdent des algorithmes y compris pour l’allocation de primes. 

C’est aussi la plateforme qui peut – à partir de ses algorithmes propres – décider de confier le travail à tel employé en voiture versus tel employé en vélo, ou retirer à tout moment un travail déjà attribué pour changer sa voie de portage en raison d’une plainte client (attente trop longue). En revanche, les travailleurs ne savent quasi rien de la plateforme et de sa logique de distribution du travail.

L’absence de bureau, la virtualisation de la relation, n’empêchent pas beaucoup ces travailleurs de souhaiter un ancrage physique, par exemple un lieu confortable où attendre l’ordre de travail, où ils pourraient échanger avec leur collègues et l’entreprise. Mais, dans la réalité, leur voiture ou leur vélo, surtout dans DP2, restent leur seul bureau réel. 

La communauté de travail s’incarne plutôt par les réseaux, un groupe WhatsApp par exemple, où se retrouvent des échanges de tous ordres entre travailleurs de la plateforme, y compris des doléances sur les salaires et conditions de travail (cas de DP1).  Mais plusieurs de ces réseaux sociaux se croisent et se superposent aussi à d’autres réseaux dans DP2 qui sont partagés uniquement entre travailleurs de même origine, par exemple immigrés de même zone du monde. Certains travailleurs restent au ‘pied’ de ces réseaux, solitaires.

Quelles leçons pour adapter les modèles théoriques d’organisation sûre et de culture de sécurité ?

Le modèle de migration de Rasmussen est présenté dans le texte comme un cadre de référence pour discuter de l’équilibre sur le terrain entre pression à la performance et demande sociale d’un côté, et sécurité de l’autre. Il est remis en cause par l’arrivée d’une quatrième dimension de migration, totalement individuelle, celle de la pérennité du travail et de l’économie pour les travailleurs précaires eux-mêmes.

Le paradoxe de ces plateformes est que leur expansion rime avec précarité augmentée pour les travailleurs, comme deux dimensions évoluant en conflit.

Plus l’activité des plateformes augmente et touche de nouveaux marchés, plus elle devient un pôle d’attraction pour les travailleurs précaires, plus ces travailleurs entrent en concurrence entre eux, ont moins de travail, plus de précarité et un plus faible revenu. La recherche de viabilité des plateformes s’est transformée en pouvoir donné à la loi du marché, au détriment de la protection et de la qualité pour les travailleurs indépendants. 

On attend que ces travailleurs comblent la vacance interne des nouvelles plateformes en matière d’organisation de travail, d’hygiène et de sécurité, qui représente une contre pression indispensable (selon le modèle de Rasmussen) pour contrer la pression à la performance. On leur transfère de fait l’imposition et le suivi des contraintes et freins de sécurité utiles à leur travail. On voit bien qu’ils en sont largement incapables.

Les auteurs recommandent :

  • De limiter le déséquilibre croissant entre performance et sécurité dans ces modèles économiques en imposant par l’extérieur (via les pouvoirs publics) des contraintes sur le travail.
  • Il s’agit notamment d’imposer par la loi une gestion plus collaborative de la sécurité et du retour d’expérience entre plateforme et travailleurs indépendants (échange de données, partage et transparence sur ces données de temps de travail, de risques santé et de solutions à déployer). Il faut aussi faire attention à ne pas  installer ces échanges uniquement avec les intermédiaires usuels (syndicats, représentants officiels…) mais inclure également des travailleurs individuels, porteurs de leur avis personnels, et particulièrement écouter et inclure les avis de travailleurs précaires et occasionnels trop souvent ignorés alors qu’ils sont les plus exposés.

La perspective fonctionnaliste d’une culture de sécurité qu’on voudrait orienter et améliorer est clairement mise en débat dans ce nouveau modèle économique des plateformes.

Cette vision de la culture de sécurité s’appuie traditionnellement sur la communication et la coopération dans l’entreprise, avec un rôle majeur donné à l’encadrement pour orienter et faire progresser la culture de sécurité de l’entreprise. Et ce, même si on trouve encore quelques marqueurs d’identité : parfois l’uniforme, presque toujours un guide d’emploi (informatique) et de cadrage du travail à faire (incluant des recommandations générales de sécurité), et aussi des réseaux sociaux d’échanges entre collaborateurs plus ou moins officieux comme WhatsApp.

Bref, cette vision de la culture de sécurité est évidemment très dégradée dans ce nouveau modèle de travail, et on ne voit pas comment corriger ce défaut.

La perspective interprétative de la culture de sécurité, qui renvoie à l’émergence de cultures spontanées fait plus sens dans ce contexte. On trouve effectivement chez ces travailleurs des communautés partageant des symboles, des croyances et des connaissances implicites. 

Pour autant, on manque crucialement d’études ethnographiques pour comprendre le détail de ces contenus, surtout si l’on peut vraiment parler de culture émergente de communautés de pratiques. Quoi qu’il en soit, cette approche est évidemment utile d’un point de vue académique, mais elle reste descriptive et sans effet sur la transformation des conditions de travail à court terme.

La conclusion de ce travail souligne combien il faut revoir toutes nos certitudes théoriques et méthodologiques en matière de sécurité du travail quand on change de paradigme, comme c’est le cas avec les plateformes de service. Presque tous les concepts et recommandations sont à reprendre, et à refonder.