Safety and health among undeclared workers
Badarin, K., Albin, M., Gunn, V., Kreshpaj, B., Bodin, T., Matilla-Santander, N., & Håkansta, C. (2024). Safety and health among undeclared workers: A mixed methods study investigating social partner experiences and strategies. Safety Science, 175, 106493.
Our opinion
Cette équipe suédoise nous propose une intéressante analyse des questions de santé-sécurité en lien avec les travailleurs non-déclarés. Un sujet difficile, plutôt croissant en taille et risques, et évidemment par essence sous les radars de tout le monde industriel, étatique et même syndical.
NOTRE SYNTHÈSE
Quelle définition du travail non-déclaré ?
Les conditions d’emplois changent continuellement ‒ ce n’est pas nouveau ‒, mais les grandes tendances actuelles les amènent à encore plus d’instabilité, plus de sous-traitance et plus de travail non-déclaré (undeclared work), souvent exprimé en français par l’expression populaire « travail au noir ».
Ce type de travail existe partout dans le monde, dans tous les secteurs, à des degrés et intensités variés (parfois simple travail en complément d’un travail régulier). Les termes d’ « emploi informel » , d’ « économie au noir », d’ « économie souterraine » reflètent cette variété de situations (informal employment ; hidden, black or underground economy).
Dans cet article, c’est la définition européenne qui prévaut :
Travail informel non-déclaré aux autorités souvent dans le but d’éviter de payer des charges sociales et taxes sur le travail, et/ou de fournir du travail dans des contextes/conditions échappant aux règlements en vigueur.
(Informal economic activities that are not declared to authorities, often in an attempt to avoid paying taxes, social security contributions or complying with labour regulations) (Williams and Horodnic, 2019).
On parle de 11,1 % du total du travail du secteur privé européen, concernant plutôt les « petits travaux » de construction, d’agriculture, de la restauration, du nettoyage et de la garde d’enfants.
Les motivations sont doubles :
- Volontaires, pour échapper aux impôts de la part des travailleurs (exit-driven reason) ;
- Forcées, par la situation économique et politique, notamment d’immigrés (exclusion-driven reason), avec pour cette seconde catégorie plus de risque d’être exploité.
Quel statut ?
De façon générale, les travailleurs « hors du système » posent de sérieux problèmes au niveau national car ils mettent à mal le financement de la protection sociale et installent une concurrence à prix bradé au travail officiel.
À leur niveau, ils souffrent d’une précarité, d’une absence de droits et d’indemnisation de tout préjudice. Le travail précaire est aussi associé à une série de pathologies. Ces travailleurs sont souvent exposés à un sur-risque dans des activités elles-mêmes à risque (construction, agriculture, transport). Les articles sur le sujet ne manquent pas, presque tous centrés sur le constat de ces conséquences néfastes et en recherche de solutions pour le limiter et/ou le rendre plus visible.
En théorie tous les acteurs (État, entreprises, employeurs, syndicats) veulent diminuer (éradiquer ?) le travail non-déclaré. La réalité est plus contrastée dans un monde de plus en plus dérégulé, réduisant le pouvoir de l’inspection du travail et des syndicats, et réduisant de fait l’efficacité de la prévention de ce phénomène.
Des actions sont toutefois entreprises entre État, employeurs et syndicats pour mieux défendre les droits de ces catégories de travailleurs précaires. Les syndicats essaient de mieux les informer, de leur apprendre leurs droits, de défendre leur droit à la protection au travail… Bref, ils sont plutôt en progrès pour assister cette population. Le sujet est d’autant plus important qu’une étude italienne a montré que l’augmentation du travail illégal finit par normaliser « une sécurité précaire et réduite » qui devient la norme aussi pour les travailleurs réguliers.
Ce travail précaire, longtemps apanage des petites entreprises, se rencontre de plus en plus dans les grandes entreprises par la sous-traitance en cascade pour exploiter et bénéficier des coûts et de la flexibilité « inégalés » de ce type de main d’œuvre.
Théorie des ressources du pouvoir
La théorie dite « des ressources du pouvoir », proposée par Walter Korpi en 1978, sert de support pour expliquer la mobilisation syndicale sur ces pratiques.
Théorie des ressources du pouvoir (Power Resource Theory)
Extrait de [Palier et Surel 2005] hors article pour en savoir plus sur la théorie :
Pour comprendre le développement des politiques sociales, il est nécessaire de repérer les acteurs en présence, leurs préférences, leurs forces, leur capacité d’action et de mobilisation, ainsi que leurs stratégies. Un des courants les plus importants de l’analyse du développement de l’État providence, la Power Resources Approach, lancée par Walter Korpi, repose sur l’analyse de « la lutte des classes démocratique ». Elle tend notamment à montrer que, face au pouvoir économique du capital, le mouvement ouvrier, s’il rassemble une grande partie du monde du travail et s’il est fortement organisé, détient un pouvoir politique important qui lui permet d’obtenir la mise en place de politiques sociales en dépit des réticences des employeurs. C’est par l’analyse des différences entre les modalités d’organisation du mouvement ouvrier (uni ou divisé), sa capacité de mobilisation, le niveau de syndicalisation, la force des partis socialistes ou sociaux-démocrates que l’on peut comprendre, selon Walter Korpi, les différences de développement entre l’État providence suédois, américain ou français.
Selon les auteurs, cette théorie éclaire les différents contextes culturels qui règlent la participation des travailleurs et de leurs représentants syndicaux dans le contrôle des ressources humaines de l’entreprise.
Cinq formes de pouvoir sont décrites (Resfund & Arnholtz 2021) qui sont, de la moins influente à la plus influente :
- Structural : les recrutements sont totalement dépendants de l’entreprise sans consultation de la base syndicale.
- Associational : avec une inclusion – consultation – au cas par cas d’acteurs de la base syndicale dans le processus de recrutement.
- Institutional : avec une culture de respect des droits au travail installée de façon pérenne dans l’entreprise.
- Ideational : avec une voix donnée (et écoutée) à chaque travailleur pour s’exprimer sur les améliorations perçues en continue des normes du travail collectif.
- Coalitional : avec la capacité de tous les acteurs de l’entreprise à s’aligner et s’unir pour décider du socle légal et social de protection qu’ils désirent et pratiquent.
Le contexte du cas proposé dans l’article : le travail non-déclaré en Suède
Le travail non-déclaré en Suède est relativement nouveau, mais il est clairement décrit comme une menace importante du modèle social suédois, ce qui en fait un objet prioritaire à considérer.
Le gouvernement s’est même emparé du sujet sous un ton très agressif en parlant d’un « crime pour la vie professionnelle » (Arbetslivskriminalitet).
Le modèle historique suédois est fondé sur la négociation sociale permanente des conditions de travail issue d’un dialogue interne propre à chaque entreprise.
Pour autant, le taux de syndicalisme ouvrier a plutôt baissé (66 % en 2013, 59 % en 2022). Pire, le taux de syndicalisation des ouvriers étrangers, non suédois, a baissé encore plus vite (de 60 % en 2013 à 51 % en 2022). Cette baisse est sans doute en lien à la fois avec de mauvaises compréhension et assimilation du modèle social suédois et une sur-représentation dans des secteurs de petites entreprises sans conventions collectives (nettoyage et soins), sans parler du déport progressif dans la chimie du travail dangereux sur des petites entreprises et sur ces travailleurs étrangers.
Le gouvernement pointe les secteurs de la construction, de la restauration, du nettoyage-ménage, de la réparation de voitures, des salons de beauté, des livraisons et de l’agriculture comme les plus concernés.
Sans surprise, les nationaux suédois concernés par ces travaux illégaux le font plutôt par engagement volontaire et en complément de revenus normaux (exit-driven), alors que les étrangers le font plutôt de façon forcée (exclusion-driven).
Point important, la représentation syndicale est obligatoire en Suède pour toute entreprise de plus de 5 employés (loi de 2014). Et plus encore, il existe un réseau de représentants syndicaux régionaux sur la sécurité au travail qui coiffe ces représentations locales et peut interagir avec les entreprises pour assurer le respect de la sécurité au travail à l’échelle de chaque secteur et branches d’activités. À noter que les syndicats suédois se sont ouvertement et récemment prononcés contre le travail au noir et se sont engagés dans la lutte nationale contre ce travail.
L’étude proposée
L’étude proposée se fonde sur des entretiens réalisés avec des employeurs et des syndicalistes dans la construction (686 responsables, 16 syndicalistes) et du domaine du transport de livraison (650 responsables, 29 syndicalistes), en demandant à chacun un état des lieux à sa connaissance des pratiques de travail au noir et de son évolution dans les années récentes.
Les résultats montrent une perception différente entre responsables qui ne voient pas d’augmentation et même plutôt une décrue du travail non-déclaré dans les dernières années, alors que les syndicalistes pensent l’inverse même s’ils reconnaissent le phénomène encore limité en volume.
L’analyse montre des disparités régionales, avec une poussée surtout dans les villes de façon générale, et dans le nord par le fait d’une immigration plus forte.
L’analyse se poursuit avec quatre éclairages :
Sur la réalité du phénomène dans les secteurs les plus concernés et la faible visibilité des problèmes. La peur de parler est omniprésente chez ces travailleurs, même avec les syndicats pour recevoir de l’aide, car ils savent que les syndicats se battent nationalement contre le travail non-déclaré.
Sur la culture des entreprises et les perceptions sociales sur ce travail non-déclaré. Avec la relative normalisation de ces emplois particulièrement dans la construction et le transport, les travailleurs étrangers non-déclarés trouvent souvent les conditions qu’on leur propose correctes (en référence à leur expérience dans leur propre pays) dans la mesure où ils sont ignorants de ce qu’ils perdent réellement et ce que pourraient être leurs droits en Suède. Dans ces secteurs, ces emplois sont de plus en plus considérés comme des variables d’ajustement consommables et déshumanisées. Cette vision accroît le fossé entre les travailleurs et employeurs légaux de loin les plus nombreux, et cette variable secondaire d’ajustement à la marge, dont même les représentants syndicaux régionaux (dans le transport notamment) hésitent à parler aux entreprises, considérant qu’il s’agit plutôt de petites transgressions nécessaires (soft transgressions) que de vraies violations du droit.
Sur l’impact des structures institutionnelles industrielles sur la visibilité des représentants régionaux syndicaux de sécurité. Par exemple, les grands projets du bâtiment, complexes et longs, ne facilitent pas la visibilité de ces travailleurs, qui ne sont parfois même pas indexés sur de quelconques registres. Les collaborations entre entreprises et ces représentants syndicaux, altérées par le jeu de façade et des conventions officielles qui cachent de plus en plus une réalité de terrain différente, s’en trouvent plus tendues qu’auparavant. Cela se répercute aussi sur les relations avec l’inspection du travail qui souvent plutôt cherche à délivrer des évaluations favorables aux employeurs sur les questions FOH.
Quelles solutions proactives ? Dépasser la barrière de la langue avec ces travailleurs non-déclarés reste une priorité. Viennent ensuite des solutions très politiques comme : la limitation de l’immigration clandestine et la limitation de l’appel à de la main d’œuvre étrangère en étant plus attractif pour les nationaux, la conception d’un pouvoir local plus fort pour s’opposer à leur emploi, l’application de leçons et suites immédiates correctives pour les entreprises jugées comme coupables, sans oublier l’intérêt d’un plan national global sur l’amélioration de la culture d’entreprise/culture de sécurité incluant la formation des membres des comex-codir à ces questions.
L’article se termine par un résumé des faits et une série de questions de recherche encore ouvertes sur l’amélioration du traitement de ce travail illégal, certes moins présent en Suède que dans d’autres pays, mais tout de même en croissance et questionnant profondément les 50 ans d’expérience acquise par le modèle social participatif suédois.